Des élèves contraints de piétiner des manuels pour aller en cours ! On s’offusque… c’est que le symbole est fort et le happening, réussi !
Ce piétinement de manuels scolaires a été imposé à leurs élèves par des professeurs d’Agen. Il a pour but de montrer que dans la nouvelle manière de faire passer le bac, les savoirs (symbolisés par ces manuels dits périmés) sont tenus pour des ordures bonnes à jeter. Vu la manière dont sont organisées les épreuves anticipées du bac, ce n’est pas faux : on prend les élèves pour des idiots car on leur fait passer un examen pipé qui leur donnera un diplôme factice.
En effet, la banque de sujets proposés par le Ministère étant limitée et les dates auxquelles les lycéens plancheront sur leurs épreuves variant d’un établissement à l’autre, bientôt tous les corrigés seront en ligne et les élèves n’auront plus qu’à pomper à l’avance les réponses de leurs examens. Tout semble fait pour que l’on n’exige pas des bacheliers un vrai niveau de savoir et de culture.
Est-ce à dire qu’on n’estime pas nos jeunes dignes de connaître la pensée et les sciences pour l’accès auxquelles leurs ancêtres se sont tant battus ? Ou bien considère-t-on que finalement, les savoirs scientifiques et la culture ne valent pas la peine qu’on les leur transmette et qu’ils les apprennent ? Un des signes de ce mépris pour ce qui, en partie, nous humanise, est l’instabilité des programmes et manuels scolaires, perpétuellement réécrits… un bon business, qui prend le masque de la pédagogie et du progrès. Mais, les professeurs le savent, ce qu’il faut vraiment changer dans l’Education Nationale, ce n’est pas tant le contenu des savoirs à enseigner ou le type d’exercices proposés, que le cadre et l’atmosphère régnant dans les établissements et les familles, qui favorisent ou non la capacité des élèves à apprendre, en ayant l’esprit disponible pour cela, et la capacité des professeurs à transmettre et à accompagner.
Le geste choque. Il consonne avec celui de nombreux avocats qui, la semaine dernière, ont jeté par terre leur robe. Certains ont été traumatisés de maltraiter ainsi l’habit tant révéré dans la profession. Ils montraient par-là que la réforme des retraites les empêchera de faire leur travail, donc qu’ils cesseront de défendre ; alors leur robe est bonne pour la benne. A leur tour, les professeurs jouent sur le symbole de ce qu’ils ont de plus sacré et qu’incarnent ces manuels scolaires. Ils font le difficile exercice de malmener l’objet matériel pour signaler un enjeu existentiel.
Malgré tout, certaines scènes de films d’histoire resurgissent spontanément à la vue des images diffusées sur LCI. L’on se dit que l’autodafé est la prochaine étape et cela ne paraît plus si improbable en ces temps incertains, même s’il reste évident que nous ne verrons pas de professeurs mus par la haine brûler des manuels. Piétiner un livre n’est pas un geste anodin. Or, ce que nous faisons nous fait : nos gestes nous façonnent intérieurement, surtout lorsque l’on est jeune, malléable et confiant dans ses professeurs. Quand j’ai piétiné une fois un amas de manuels, une barrière psychologique s’est brisée, la limite du respect a reculé d’un cran.
Une question surgit alors : a-t-on expliqué aux lycéens d’Agen le sens et la subtilité du geste militant ? Geste par nature choquant et qui doit être accompli comme au théâtre, avec emphase pour qu’il porte et avec distance pour qu’il ne nous emporte pas. Mais nous ne doutons pas que les professeurs luttant pour la crédibilité de l’enseignement public aient déjà fait en sorte que leurs élèves ne comprennent pas leur propre geste de travers, comme un acte nihiliste, mais qu’ils y voient le geste provocateur qu’il est réellement, le geste du philosophe qui connaît le prix de la vie et la valeur du savoir.
Manon des Portes, professeur stagiaire, Lyon